Les quatre fils Aymon
Miniature du XIVè s. (BNF)
Dans le noble château d’Albi vivait au temps de l’Empereur Charlemagne à la barbe fleurie, un seigneur de haute lignée qui avait nom Aymon. Il avait vaillamment combattu contre les Sarrasins et c’est pourquoi l’Empereur, dans sa sagesse, lui avait octroyé ce duché de Dordogne qui avoisine les pays que désolèrent si cruellement les Infidèles.
Le fief fut certes en bonnes mains ; le duc de Dordogne guerroya si ardemment au nom de son maître. et seigneur que les mécréants durent quitter les marches de l’Empire et se réfugier par delà les Pyrénées.
Las ! Tant de courage et de vaillance ne furent guère récompensés. Charles fit bien tenir à Aimon les marques les plus flatteuses de son estime, il le maintint dans ses duché, honneurs et prérogatives, mais petit à petit il oublia son preux vassal qui n’avait plus d’occasion de se distinguer par des actions d’éclat et qui, loin de la cour d’Aix-la-Chapelle, ne pouvait pas se faire remarquer parmi les courtisans.
A d’autres les terres fertiles de la Champagne et de la Brie, à d’autres les riches fiefs de la riante Touraine, à Aymon les champs où dans les bonnes comme dans les mauvaises années, ne poussent guère que des cailloux. Dans la grande salle du château d’Albi, autour de Hi table pauvrement servie où les pois chiches et les oignons cuits sous la cendre remplaçaient le plus souvent le rôti et la venaison, ne régnait pas la gaîté. Rares étaient les convives désireux de partager une aussi maigre pitance ; les voyageurs eux-mêmes, instruits, par la voix de la renommée, de la pauvreté du duc, évitaient de frapper à sa porte, sachant que, si l’accueil qu’ils recevraient était cordial, ils ne répareraient que faiblement leurs forces.
Et pourtant la jeunesse ne manquait pas dans la sombre et fière demeure. Il y avait là Renaud, le fils aîné d’Aimon, dont la noble prestance était trait pour trait celle de son valeureux père. Tout jeune il avait manié la lance à ses côtés et savait, à l’âge où ses compagnons ne songent qu’à dénicher les petits oiseaux, frapper de l’épée et dompter un cheval fougueux.
Guichard, le second, également habile aux jeux guerriers, excellait à retracer, avec des couleurs délayées dans la colle, des épisodes de combats ; il avait sur les murs nus de la salle du château, peint des scènes qui rappelaient les hauts faits de son père de façon si saisissante que des vieux compagnons d’armes du duc en avaient été émerveillés.
Le troisième, Alard, composait des poèmes et des chansons en s’accompagnant sur ’une sorte de luth de sa fabrication et quand il chantait quelque noble et touchante histoire, les yeux parfois se remplissaient de larmes.
Richardet, le plus jeune, dont la naissance avait coûté la vie à sa mère, la pieuse Crysalinde, eut souhaité guerroyer, peindre ou chanter comme ses aînés, mais sa nature douce et timide lui interdisait de se mettre en avant. C’est à lui pourtant, à sa sagesse bien au-dessus de celle des garçons de son âge, il avait à peine dépassé sa quinzième année, que son père et ses frères recouraient quand ils souhaitaient un avis. Il était le chéri de Bradamante, sa soeur, qui tenait la place laissée vacante par une mère adorée.
- Combien je voudrais, disait parfois Renaud, aller châtier ces partis d’Infidèles qui, quittant leur royaume par delà les monts viennent désoler les pauvres paysans et ruiner leurs demeures. A rester ici, mon bras se rouille et à un âge où vous, mon Père, vous étiez déjà couvert de gloire, je me morfonds comme un vieillard à l’abri de ces murs.
- Ah ! Chevaucher dans le beau soleil du matin, aller jusqu’à la forêt, soupirait Guichard, me remplir les yeux de visions inconnues et ]es fixer ensuite sur un tableau !
- Visiter les villes voisines et les pieux sanctuaires, répétait Alard, apprendre de belles histoires de héros et de saints et les traduire en chansons ; écouter la voix des cloches et des oiseaux et les imiter sur mon luth !
- Voir le monde ! ajoutait Richardet.
- Mais, mon Père, votre vieux cheval d’armes est mort l’an passé ; mon tarbais est poussif et bute à chaque pas.
- La jument est aveugle.
- Le genet d’Espagne que vous avez pris au roi Marsile est tout au plus bon à aller au marché.
- Aucun ne pourrait nous porter.
Les plaintes de ses enfants allaient au coeur d’Aimon qui se rappelait sa jeunesse ; il baissait la tête et des larmes tombaient sur sa barbe grise.
L’Ennui, fille d’Inaction, régnait sur ces jeunes coeurs et chaque jour leurs fronts étaient plus soucieux. Ils montaient sur la haute tour du donjon pour voir aussi loin que portait la vue et toujours ils redescendaient plus chagrins et plus maussades.
- Je crains pour la santé de mes frères, disait Richardet à sa soeur Bradamante, mais il ne parlait pas de sa tristesse à lui qui avait chassé de ses joues les couleurs de la jeunesse.
Que pouvait Bradamante ? Elle tenait de sa mère quelques pauvres bijoux qui lui semblaient les plus précieux qu’il se put voir. Un jour qu’un marchand se présenta au château, elles les lui montra en cachette, décidée à sacrifier ce trésor si cher au bonheur et à la santé de ses frères.
Le marchand, venu de Jérusalem et qui trafiquait de tout ce dont on peut trafiquer : or, argent, pierreries, soies précieuses, parfums, épices, plongea la main dans le coffret de Bradamante et quand il eut bien tout pesé, soupesé, tourné, retourné, regardé et examiné, il offrait un prix qui n’eut pas permis d’acheter même une vulgaire bourrique.
La jeune fille reprit son coffret et remonta dans sa chambre auprès de son rouet ; ses chers bijoux avaient perdu pour elle tout attrait puisqu’elle ne pouvait les sacrifier à la joie de ses frères. Elle pleurait donc en filant sa laine, quand, tout à coup, une lueur illumina sa chambre où déjà s’allongeaient les ombres de la fin du jour.
Devant elle se tenait une femme aux traits purs, vêtue comme les dames qui vivent à la Cour des Rois et qu’elle avait vues aux vitraux de l’église Sainte-Cécile.
- Bonjour, Bradamante, dit l’apparition.
Bradamante, saisie, ne put articuler une parole, mais elle se leva et fit à la belle dame une profonde révérence.
- Je vois, continua la dame, que vous ne savez pas qui je suis. Vous ne m’avez d’ailleurs jamais vue : je suis la Fée Orlan de et j’appartiens à votre famille.
(Nous avons dit que le duc de Dordogne était de haut lignage ; il comptait parmi sa parenté non seulement des personnes de grande naissance, mais encore des enchanteurs et des fées.)
- Je sais la cause de votre chagrin qui a touché mon coeur. Je puis faire quelque chose pour vous ou plutôt je sais qui peut et veut le faire, car les questions de palefrois et d’armes ne sont pas de mon domaine. J’ai parlé de la chose à, notre cousin Maugis, le magicien, qui vous exaucera. Voici donc sa volonté : Demain, sur le mur du château qui fait face au Midi,devra être dessinée l’image d’un cheval tel que le souhaitent vos frères. Quand le soleil sera au haut de sa course, il se produira tel événement qui vous comblera d’aise.
L’apparition commençait à s’effacer et Bradamante, revenue de sa stupeur, était sur le point de remercier sa bonne cousine quand Orlande, déjà à demi évanouie dans l’ombre du soir étendit la main :
- Je vous dirai encore ceci : Si l’un de vos frères dans ses chevauchées a besoin de mon aide, qu’il m’appelle une fois, mais une fois seulement car les fées ne doivent pas trop fréquemment intervenir dans les affaires des hommes, je lui porterai secours.
Et sur ces mots, la fée disparut.
Dès l’aube du lendemain, on put voir les quatre frères et Bradamante devant le grand mur qui ferme vers le Sud le château d’Albi.
Guichard, tenant à la main un morceau de charbon de bois, avait esquissé sur la pierre un splendide coursier. Sa taille était d’une coudée plus haute que celle des chevaux les plus grands, son encolure était souple, ses membres fins et nerveux, son dos long et sa croupe robuste.
Renaud avait exigé que son frère ajoutât au dessin un harnachement complet dont il avait précisé le moindre détail. Allard avait voulu qu’il eut une superbe crinière et que sa longue queue balayât le sol.
Richardet s’était contenté de prier son frère de mettre plus de feu et d’intelligence dans le regard de l’animal.
Bradamante approuvait, mais à mesure que le temps passait, un peu d’inquiétude naissait dans son tendre coeur ; elle craignait, sans oser dire ses craintes, qu’une désillusion n’augmentât encore le chagrin de ses frères après une si ardente espérance.
Le soleil montait à l’horizon. Soudain en entendit à la cathédrale, comme à l’église Saint-Salvi, comme dans tous les couvents des moines et des nonnes, tinter les premiers coups de l’Angélus.
Alors, il se produisit un fait inouï : la pierre sembla s’animer, on eut dit que quatre fers frappaient ensemble le mur et, devant les jeunes gens, stupéfaits malgré leur attente, un cheval, un vrai cheval, vivant et piaffant, hennissait joyeux. Le dessin sur le mur était effacé, mais le coursier était bien tel qu’il avait été tracé : même taille, même puissance, même finesse, dans son oeil luisait cet éclat intelligent qu’avait souhaité Richardet.
Sa couleur même était celle que lui avait donnée le charbon de Guichard. Il était bai-brun. C’est pourquoi de toutes les bouches sortit un seul cri : « Bayar » ce qui veut dire le « bai ». Ce fut le nom que devait porter désormais le noble animal.
Dans la joie perça pourtant vite une inquiétude, car il n’y a pour les hommes, même les meilleurs, point de joie parfaite : Qui monterait ce cadeau féérique ?
- C’est toi, l’aîné.
- Non, c’est toi qui l’as dessiné.
- Non, c’est toi qui l’as voulu si beau.
- Non, c’est toi qui as exigé que son regard fût si fier.
Et tous luttaient de générosité tandis que le coursier attendait le bon vouloir de ses maîtres. Alors Bradamante parla :
- Ce cheval semble si fort, son échine est si longue, si haute sa stature, si puissants ses membres, qu’il pourrait bien vous porter tous les quatre.
A ces mots qui les mettaient d’accord, tous, d’un bond, s’élancèrent sur le dos de Bayard qui, en quelques foulées de galop les emmena vers la campagne.
Ce fut alors la joie dans le château d’Albi. Autour de la table frugale s’asseyaient maintenant au retour de leurs randonnées quatre jouvenceaux enivrés de grand air, d’action et d’espace.
Les brigands infidèles châtiés étaient retournés derrière l’abri de leurs montagnes, leur fuite était retracée en de vivants tableaux sur les parois des salles et même sur celles de l’église Sainte-Cécile. Les vaillants exploits étaient chantés par Alard de si habile façon que les seigneurs des alentours venaient en écouTer le récit. Et Richardet partageait toute cette joie.
Il n’était bruit dans merveilleuses chevauchées des quatre fils Aimon sur leur cheval Bayard.
A travers tout le Languedoc chevauchèrent les quatre frères. Apprenaient-ils qu’ici un baron abusant de sa force avait opprimé un voisin plus faible, que là une veuve ou des orphelins avaient été victimes d’une injustice, ils couraient châtier l.’auteur du méfait.
Ils survenaient si vite que le coupable n’avait pas le loisir de rassembler ses partisans e_ de se mettre en état de défense. Il avait tout juste le temps de recommander son âme à Dieu avant de recevoir le châtiment qu’il méritait.
Le bruit de ces exploits accomplis avec la promptitude de la foudre se répandit bien vite dans l’Empire. Des émissaires accouraient de toutes parts pour demander la protection des quatre preux écuyers.
- Beaux Seigneurs, disait l’un, la dame de Puy-Guillaume s’est vu ravir les troupeaux de ses paysans par le baron de Thiers, elle ne sait comment se faire rendre justice.
Les jeunes fils du brave Tancrède de Vezelaye disait l’autre, orphelins de leur valeureux père, ont été emmenés en captivité par des brigands qui hantent les forêts de Bourgogne.
Et tous réclamaient aide et protection.
Point n’était besoin pour eux de répéter leur requête. Tandis qu’ils reprenaient lentement le chemin de leur pays, les quatre fils Aimon, sur le dos de Bayard, couraient comme le vent vers l’endroit désigné. Et malheur à l’oppresseur ou au ravisseur.
C’est ainsi qu’on les vit passer en Auvergne, en Bourgogne, dans les plaines de Flandre, sur les bords fleuris de la Loire ou aux rivages rocheux du Rhin. Nulle part ils ne séjournaient et leur besogne de justice accomplie, ils retournaient au château du duc, leur père, non sans rapporter maintes fois un riche butin prélevé sur le trésor de l’avare et du méchant.
Tant de beaux exploits ne pouvaient pas ne pas venir aux oreilles de l’Empereur Charles. Un soir qu’il soupait en son palais à Paris, où il était venu se reposer dans le climat de ses douces provinces de l’Ile-de-France des rigueurs de l’hiver d’Aix-la-Chapelle,son neveu Roland, pour le divertir, lui fit le récit des hauts faits des fils du preux Aimon.
- Mais, par Dieu ! s’exclama Charles, comment ces jeunes gens peuvent-ils accomplir tant de belles prouesses en des lieux si distants l’un de l’autre. Si ce que tu dis est vrai, Roland, et je ne doute pas de tes paroles, il faudrait une vie humaine pour mener à bien toutes ces expéditions.
- Voilà où est le secret de leurs succès, répliqua Roland ; ils possèdent un cheval merveilleux nommé Bayard tant il est de robe sombre ; ce cheval qui leur fut, dit-on, donné par une fée, les transporte tous les quatre par monts et par vaux plus vite que ne vole l’hirondelle légère.
L’Empereur réfléchissait à ces paroles quand s’éleva la voix insidieuse de Ganelon, le fourbe :
- Est-il permis à de simples écuyers de posséder pour leur commodité personnelle un cheval aussi incomparable ? N’est-ce point là une monture de roi et que seul l’Empereur devrait posséder ?
- Puis-je songer à dépouiller les fils de mon preux compagnon d’un bien qui leur est précieux et dont ils font un si noble usage ? Est-ce bien à moi, dont la mission sur terre est de faire régner la justice, de m’emparer de ce qui est à mes sujets et de leur faire du tort ?
- Qui donc parle de les dépouiller ? Vos trésors sont assez considérables pour que vous puissiez les dédommager largement de leur monture et leur permettre d’acheter quatre palefrois dignes des plus nobles chevaliers et dont de jeunes écuyers comme eux pourront se montrer à bon droit orgueilleux.