- Demain soir, veille de la Nativité, vous irez seul et sans armes dans la forêt de Rouvray, là au douzième coup de minuit vous y cueillerez de la main droite trois brins de clochettes d’hiver que vous me rapporterez secrètement. Dans votre main gauche vous tiendrez un portrait...
La Reine s’arrêta. Haletant, le page écoutait, cherchant à deviner, à savoir. Est-ce que par hasard ?..
- Je n’ai pas de portrait, soupira la Reine. A cela je n’avais pas songé.
Le coeur du page battait plus fort. Mais la Reine eut un geste joyeux. A sa ceinture pendait une escarcelle, elle en tira un angelot d’or. Sur une face un ange y supportait l’écu de France, sur l’autre Philippe le Bel trônait dans ses habits royaux. C’était une de ces monnaies que le Roi, à court d’argent, avait falsifiées, disait-on, mais bast ! n’était-ce pas un portrait ?
La Reine tendit la pièce au troubadour.
- L’image, expliqua-t-elle.
- Le Roi, balbutia le page.
La Reine vit son trouble, elle sourit.
- Et qui cela pourrait-il être ? Vous irez ?
- J’irai.
Alors Jeanne tendit sa main. Guillaume se jetant à ses genoux baisa dévotement les doigts de la Reine : comme elle était penchée sur lui elle posa ses lèvres sur son front. Tout pâle, malgré le reflet du feu rougeoyant, le page se relevait. Vivement Jeanne détacha le ruban qui retenait ses cheveux et le tendit au troubadour :
- Vous ne pourrez plus chanter votre chanson, dit-elle très vite.
Après une profonde révérence Guillaume Catelan quitta la présence de la Reine.
Les cloches du couvent de Longchamp appelaient les nonnes à célébrer Noël, l’événement que l’on allait commémorer dans quelques instants. Ce bruit harmonieux seul rompait le silence de la grande forêt de Rouvray dont un fragment forme maintenant le bois de Boulogne. La neige était tombée très dru ces jours derniers et partout étendait son linceul blanc. Les bêtes sauvages, réfugiées dans leur tanière, semblaient respecter cette trêve de Dieu.
Mais les hommes ne sont-ils pas plus cruels que les loups ? A un quart de lieue du couvent vivaient dans une hutte sordide deux frères : Ogier et Antoine. De leur état ils étaient bûcherons, mais il était bien rare de leur voir abattre des arbres et pourtant les gens qui connaissaient la forêt savaient que dans leur taudis, des semaines entières, les deux frères faisaient ripaille. D’autres fois, ils s’en remettaient à la charité du couvent de Longchamp pour obtenir une miche de pain.
Sauf la soeur tourière aux jours de disette et un mauvais traiteur de Suresnes en temps d’abondance, les deux frères ne voyaient personne. Les autres bûcherons les fuyaient.
Or, ce soir de Noël, Ogier et Antoine avaient quitté leur repaire. Ils ne se rendaient pas à la messe de minuit, bien moins allaient-ils abattre quelque rouvre à cette heure tardive, encore qu’ils se fussent munis de leurs haches.
Près du chemin creux qui, venant de Longchamp va vers Paris en passant par les villages d’Auteuil, de Passy et de Chaillot, les, hommes s’arrêtèrent.
- Minuit n’a pas encore sonné, dit Ogier.
- Deux heures à attendre, grogna Antoine.
- La prise vaut la peine.
Celui qu’ils attendaient n’était ni un cerf, ni un chevreuil, mais un riche marchand drapier dont la fille était religieuse au couvent et qui avait obtenu l’autorisation d’aller y assister à l’office nocturne. Il devait repasser par là après la messe et...
Mais qui va là ?
Un homme mince, svelte, presque un enfant, arrive, venant de Paris. On l’entend à peine marcher, la neige étouffe ses pas légers. Ogier et Antoine retiennent leur souffle. On dirait un seigneur. Nulle épée pourtant ne relève le bas de son long manteau.
- L’imprudent, se dit à lui-même Antoine avec un ricanement féroce.
Le jeune homme passe près des malandrins cachés derrière des arbres, il chante tout bas pour lui-même :
En rêve je dis simplement
J’aime ma mie.
J’aime ma mie.
- Il fait bien de chanter maintenant, songe Ogier.
Pourquoi le jeune homme quitte-t-il le chemin ? Il va vers une clairière. Là, la neige semble moins lisse, elle est soulevée par endroits et des toutes petites taches mouchettent sous la clarté de la lune le tapis blanc.
- Des clochettes d’hiver, souffle Ogier.
- Des fleurs pour son propre enterrement.
L’air à vibré. Au clocher du couvent sonne le premier coup de minuit. Lentement le tintement se répète. Le jeune homme s’est courbé vers le sol. Il a ouvert la main gauche. Les bandits y ont vu un reflet d’or... Il se penche plus bas et quand se détache le dernier des douze coups, de sa main droite il cueille trois brins de fleurettes.
On a trouvé dans une clairière de la forêt de Rouvray le cadavre d’un page de la Reine, Guillaume Catelan, le troubadour. Dans sa main droite étaient trois brins de clochettes d’hiver, sa main gauche vide était grande ouverte, à son poignet était apparu un ruban noué en manière de bracelet, ce ruban était aux couleurs de la Reine. Sans doute en se jouant, l’avait-il un jour ramassé...
Ce soir-là, à la veillée, ni la Reine ni ses suivantes ne prononcèrent une parole. Le prévôt de police mena une enquête, on arrêta quelques mauvais drôles que l’on dut relâcher, tant ils purent fournir de bonnes preuves que le soir de Noël ils étaient loin de la forêt de Rouvray.
Un marchand drapier, en revenant cette même nuit du couvent de Longchamp, était passé tout près du lieu du crime. Il n’avait rien remarqué, ni les domestiques qui l’escortaient car au dernier moment il avait jugé plus prudent de ne pas voyager seul dans de si lointains parages n’avaient rien vu non plus.
Les archers bientôt cessèrent leurs rondes dans la forêt. Et l’oubli se fit.
Un cabaret borgne près du fleuve à Suresnes, dans la salle basse à l’air poisseux des vapeurs du vin chaud à la cannelle. Des hommes causent, les coudes sur la table.
Un voyageur boit un dernier coup pour se donner du coeur, il trinque avec le batelier qui doit lui faire franchir la Seine. Il faut qu’il soit à la foire d’Auteuil dès l’aube et la traversée de la forêt de Rouvray l’épouvante. Ne parle-t-on pas de crimes commis dans la profondeur de ces bois ? Tout dernièrement on y a tué un page de la Reine.
Le passeur veut le rassurer :
- Les coupe-jarrets savent à qui ils ont affaire. Ils ne vont pas s’attarder à un pauvre marchand forain qui n’a que de vulgaires marchandises difficiles à écouler. Un page de la Reine a une bourse bien garnie, chacun sait ça.
Deux hommes un peu plus loin vident un quatrième bol de vin chaud.
- Antoine, dit le premier, tu entends ce que dit ce maraud ?
- Il fait croire à ce courtaud de boutique que le page de la nuit de Noël avait une bourse bien garnie ! Antoine et Ogier très ivres s’esclaffent bruyamment. Un grand gaillard chaussé de grosses bottes s’approche des deux frères comme pour prendre part à leur gaîté.
- N’avait-il pas une bourse bien garnie ? interroget-il négligemment.
- Ah ! compère, glapit Ogier, il avait en tout et pour tout sur lui une petite pièce d’or... et encore elle était fausse !
Les conversations s’arrêtent un instant. Comment ces hommes en savent-ils si long sur un crime commis à minuit dans une forêt solitaire ? Le gaillard aux grosses bottes sort.
Le lendemain, par ordre du prévôt de police, Ogier et Antoine étaient pendus haut et court.
Quelques mois ont passé, le Roi est revenu d’Espagne. .
Un jour d’été un messager se présente au couvent de Longchamp et demande à parler à la mère abbesse, « d’ordre de la Reine ». Il est reçu et longuement confère avec elle.
Dès le lendemain au bord du chemin creux qui va vers Paris, dans une clairière fleurie, des ouvriers venus d’un couvent élèvent une croix de pierre.
Les voyageurs passant devant cette croix se signent. Ils disent une prière pour l’âme de Guillaume Catelan, troubadour, page de la Reine, qui une nuit de Noël a trouvé ici la mort en cueillant des fleurs.
Citation: |
La Croix Catelan est toujours debout à l’entrée d’un bel enclos tracé au centre du bois de Boulogne, et enclos s’appelle le Pré Catelan. |
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